3
Il avait promis au petit homme de le rejoindre à l’intérieur de l’hôtel un peu plus tard.
— Si tu viens avec moi, avait dit Samuel, tout le monde te remarquera. Garde tes lunettes noires.
Yuri avait accepté. Cela lui était égal d’attendre un peu dans la voiture devant l’élégante entrée du Claridge. Rien n’était plus réconfortant que la ville de Londres depuis qu’il avait quitté la lande de Donnelaith.
Cette lande demeurerait un souvenir épouvantable. Comment avait-il pu être assez imprudent pour y aller seul chercher des informations sur les Petites Gens et les Taltos ? Il avait trouvé ce qu’il cherchait, mais il avait pris une balle de calibre 38 dans l’épaule.
Le choc avait été effroyable. Il n’avait encore jamais été blessé par balle. Mais les Petites Gens avaient été un choc encore plus grand.
Affalé à l’arrière de la Rolls, il revit la scène : une nuit hantée de lourds nuages, le sentier de montagne presque impraticable et le son des tambours et des cors ricochant sur les falaises.
Ce fut en apercevant les petits hommes dans leur cercle qu’il se rendit compte qu’ils chantaient. Ils avaient des voix de baryton et les paroles de leurs chants étaient incompréhensibles.
Jusque-là, il n’avait pas réellement cru à leur existence.
Les formes rabougries et bossues tournaient dans le cercle, levant leurs courts genoux, se balançant d’avant en arrière, laissant exploser leurs voix. Certains buvaient dans des chopes, d’autres à même la bouteille. Ils portaient leurs cartouchières à l’épaule et tiraient des coups de pistolet dans la nuit en riant comme des sauvages. Le bruit des coups de feu ressemblait plutôt à celui de pétards. Le bruit des tambours était bien plus assourdissant et les cornemuses gémissaient des mélodies grinçantes.
Lorsque la balle le frappa, il crut qu’elle venait de l’un d’entre eux, une sentinelle, peut-être. Il faisait erreur.
Trois semaines s’étaient écoulées avant qu’il ne quitte la lande.
Et maintenant, le Claridge, et l’occasion d’appeler La Nouvelle-Orléans, de parler à Aaron et à Mona, d’expliquer son long silence.
Quant au danger que représentaient Londres, la proximité de la maison mère du Talamasca et de ceux qui en voulaient à sa vie, il se sentait bien plus en sécurité ici que dans la lande, peu avant que la balle ne l’atteigne.
Le moment de monter était venu. Il allait rencontrer le mystérieux ami de Samuel, qui était déjà arrivé et dont il ignorait tout. Yuri suivait à la lettre ce que lui demandait ce petit homme : il lui avait sauvé la vie, l’avait soigné et tenait à lui faire rencontrer un ami qui avait une « importance capitale dans tout ce drame ».
Yuri descendit de la voiture, aidé sur-le-champ par un portier serviable. Son épaule droite était douloureuse.
L’air était d’un froid mordant. Il entra dans le hall de l’hôtel et prit le grand escalier tournant sur la droite.
Les doux accords d’un quatuor d’instruments à cordes sortaient du bar proche. L’ambiance de l’hôtel était apaisante. Il se sentait presque heureux.
Aucun de ces Anglais affables, le portier, les garçons d’ascenseur, le client qu’il croisa dans l’escalier, ne semblait avoir remarqué ses vêtements crasseux. Par convenance, sans doute.
Il prit le couloir jusqu’à la porte de la suite, dont le petit homme lui avait expliqué l’emplacement, la trouva ouverte et entra. La petite entrée donnait sur un grand salon démodé mais luxueux, comme le petit homme le lui avait décrit.
Samuel était à genoux devant la cheminée, qu’il alimentait en bûches. Il avait ôté sa veste de tweed et sa chemise blanche était tendue sur ses bras déformés et sa bosse.
— C’est ici. Entre, Yuri, dit-il sans lever les yeux.
Yuri avança. L’autre homme était là.
Son aspect était aussi étrange que celui du petit homme, mais dans un sens radicalement opposé. Il était démesurément grand, avec une peau très blanche et des cheveux sombres. Ses longs cheveux tranchaient sur son costume noir d’excellente facture, sa chemise d’un blanc immaculé et sa cravate rouge foncé. Il avait un air très romantique. Ce fut le premier mot qui lui vint à l’esprit. L’homme ne paraissait pas particulièrement athlétique. Ce n’était donc pas un de ces dieux du stade ou des terrains de basket.
Yuri croisa son regard sans timidité. Cette silhouette extraordinaire n’avait rien de menaçant. Son visage était doux et jeune, presque « joli » pour un homme, avec ses longs cils épais et ses lèvres presque androgynes. Seules ses quelques mèches blanches lui donnaient un air d’autorité, ce dont il ne semblait pas être le genre à abuser. Ses yeux noisette étaient plutôt grands et observaient Yuri d’un air interrogateur. Le tout était très massif, à part les mains, trop grandes aux doigts trop fins. Comme des pattes d’araignée, songea Yuri.
— Vous êtes donc le gitan, dit l’homme d’une voix agréable, presque sensuelle, très différente de la voix grave du nain.
— Entre et assieds-toi, dit Samuel avec impatience.
Le feu avait pris et il l’attisait avec un soufflet.
— J’ai commandé quelque chose à manger, ajouta-t-il. Je voudrais que tu ailles dans la chambre quand on l’apportera. Je ne veux pas qu’on te voie.
— Merci, dit simplement Yuri.
Il s’aperçut soudain qu’il n’avait pas ôté ses lunettes noires. Les couleurs de la pièce lui parurent soudain plus vives, malgré les meubles tendus de velours vert foncé et les rideaux à fleurs démodés.
Le Claridge. Il était descendu dans bien des hôtels, dans le monde entier, mais encore jamais au Claridge. À Londres, il séjournait toujours dans la maison mère, qui lui était désormais interdite.
— Mon ami m’a appris que vous étiez blessé, dit le grand homme en s’approchant.
Il le regardait avec une telle gentillesse que sa taille n’avait rien d’effrayant.
— Je vais bien. C’était une balle, mais votre ami l’a extraite. Je serais mort sans lui.
— C’est ce qu’il m’a dit. Vous savez-qui je suis ?
— Non.
— Vous savez ce qu’est un Taltos ? C’est ce que je suis.
Yuri resta muet. Il était aussi surpris que lorsqu’il avait appris que les Petites Gens existaient réellement. Pour lui, Taltos signifiait Lasher, le tueur, le monstre, la menace. Il était trop choqué pour parler. Il se contenta de fixer l’homme, se disant qu’à part les mains il ressemblait ni plus ni moins à un géant humain.
— Pour l’amour de Dieu, Ash ! s’exclama le nain. Sois un peu diplomate, pour une fois.
Il épousseta son pantalon. Le feu était vigoureux. Samuel s’assit sur un fauteuil qui semblait très confortable. Ses pieds ne touchaient pas le sol.
Impossible de lire quoi que ce fût sur son visage ridé. Était-il réellement fâché ? Les plis de sa peau masquaient toute expression. En fait, tout était dans la voix, chez ce petit homme. Ses doigts courts tambourinaient sur les accoudoirs en tapisserie.
Yuri avança vers le canapé et s’assit à une extrémité. Le grand homme s’était approché de la cheminée et admirait le feu. Yuri ne voulait pas avoir l’air de le regarder avec curiosité.
— Un Taltos, dit-il enfin. Pourquoi voulez-vous me parler ? Pourquoi voulez-vous m’aider ? Qui êtes-vous et pourquoi êtes-vous ici ?
— Vous avez vu l’autre ? demanda l’homme en se retournant.
Il regarda Yuri d’un air presque timide. Cet homme serait d’une beauté à vous couper le souffle s’il n’avait pas ces mains dont les jointures ressemblaient à des nœuds.
— Non, je ne l’ai jamais vu.
— Mais vous êtes certain qu’il est mort ?
— Sûr et certain, répondit Yuri.
Le géant et le nain. Il n’y avait pas de quoi rire, mais c’était presque drôle. L’anormalité du géant le rendait agréable à regarder tandis que celle du nain lui donnait un air méchant et dangereux. Et, pourtant, c’était l’œuvre de la nature. Cela sortait du cadre des faits dans lesquels croyait Yuri.
— Est-ce que ce Taltos avait une compagne ? demanda le grand. Je veux dire, un autre Taltos, une femelle ?
— Non, sa compagne était une femme du nom de Rowan Mayfair. Je l’ai dit à votre ami. Elle était à la fois sa mère et sa maîtresse. Elle est ce que nous appelons une sorcière, au Talamasca.
— Ouais, dit le petit. Nous aussi nous appelons cela une sorcière. Il y a un tas de sorcières puissantes dans cette histoire, Ashlar. Il s’agit d’une lignée de sorcières. Laisse-le te raconter tout cela.
— Ashlar, c’est votre nom ? demanda Yuri.
Quatre heures avant de quitter La Nouvelle-Orléans, Aaron avait résumé pour lui l’histoire de Lasher, le démon de la lande. Saint Ashlar, ce nom revenait tout le temps.
— Oui, dit le grand. Ash est un diminutif. Je le préfère nettement, d’ailleurs. Sans vouloir être impoli, je le préfère tellement qu’en général je ne réponds pas à l’autre.
Il avait dit cela d’un ton ferme mais courtois.
Le nain se mit à rire.
— Je l’appelle Ashlar quand je veux l’obliger à m’écouter, dit-il.
Le grand ignora cette réflexion. Il se réchauffait les mains au-dessus du feu.
— Vous souffrez, n’est-ce pas ? demanda-t-il en se détournant du feu.
— Oui, excusez-moi si cela se voit. La blessure est placée de telle façon que le moindre mouvement me fait mal. Me permettez-vous de m’installer un peu plus confortablement ? Vous savez, mon esprit est un vrai champ de bataille, en ce moment. Pourriez-vous m’expliquer qui vous êtes ?
— C’est à vous de parler. Que vous est-il arrivé ?
— Yuri, intervint le nain avec une légère impatience, je t’ai déjà dit que cet homme est mon plus vieil ami et mon plus vieux confident au monde. Il connaît parfaitement le Talamasca. S’il te plaît, fais-lui confiance. Dis-lui ce qu’il veut savoir.
— Je vous fais confiance, répondit Yuri. Mais j’aimerais savoir pourquoi je devrais tout vous raconter. Qu’allez-vous faire de ce que je vais vous apprendre ?
— Vous aider, bien sûr, dit doucement le grand en hochant la tête. Samuel m’a dit que les gens du Talamasca veulent vous tuer. J’ai du mal à le croire. À ma façon, j’ai toujours aimé cet ordre. Je m’en protège, comme contre tout ce qui est susceptible de me gêner, mais les gens du Talamasca ne sont pas mes ennemis. Du moins, plus depuis longtemps. Qui vous a blessé ? Êtes-vous certain que ces gens appartenaient à l’ordre ?
— Non, je n’en suis pas sûr. Voici, brièvement, mon histoire. Jeune orphelin, j’ai été recueilli au Talamasca par un homme s’appelant Aaron Lightner. Samuel sait qui il est.
— Moi aussi, dit le grand.
— Toute ma vie d’adulte, j’ai servi l’ordre. J’ai énormément voyagé et rempli des missions dont je ne saisissais pas toujours les tenants et les aboutissants. Mon plus grand moteur était ma loyauté envers Aaron Lightner. Lorsqu’il est parti à La Nouvelle-Orléans pour enquêter sur une famille de sorcières, les choses ont commencé à aller de travers. Il s’agit de la famille Mayfair. J’ai lu son histoire dans les archives avant que leur accès ne me soit interdit. Le Taltos est né de Rowan Mayfair.
— Qui est ou était le père ? demanda le grand.
— C’était un homme.
— Un mortel ? Vous êtes sûr ?
— Catégorique. Mais ce n’est pas tout. Depuis de nombreuses générations, cette famille était hantée par un esprit qui était à la fois bon et mauvais. Il a pris possession de l’enfant qu’attendait Rowan Mayfair et est devenu ainsi un être humain. A sa naissance, il était déjà adulte et doté de l’esprit de la créature qu’il était avant. La famille l’appelait Lasher. Je ne l’ai jamais entendu nommer autrement. Maintenant, il est mort, comme je vous l’ai dit.
Le grand homme était sidéré. En hochant la tête, il se dirigea vers un fauteuil, s’assit en se tournant poliment vers Yuri et croisa les jambes. Il se tenait très droit, aucunement gêné par sa taille.
— D’un sorcier et d’une sorcière ! murmura-t-il.
— Exactement, approuva Yuri.
— Exactement, dites-vous ? Qu’entendez-vous par là ?
— Il existe des preuves génétiques. C’est le Talamasca qui les détient. Au fil des générations, la famille se transmet des gènes supplémentaires. Des gènes de Taltos qui, jusqu’alors, n’avaient rien donné de particulier. Mais, cette fois, phénomène de sorcellerie ou de possession, un Taltos est venu au monde.
Le grand homme sourit. Yuri fut surpris de la douceur de son sourire.
— Vous parlez comme tous les gens du Talamasca, ou comme un prêtre de Rome.
— Eh bien, tout ce que j’ai appris vient des archives en latin du Talamasca. L’histoire qu’ils ont écrite sur Lasher remonte au XVIIe siècle. Je l’ai lue en totalité, comme celle des Mayfair, leur ascension vers la richesse et le pouvoir, leurs agissements secrets avec Lasher. Et j’ai lu une centaine d’autres dossiers.
— Ah bon ?
— Pas sur les Taltos, si c’est ce que vous avez cru. Je n’en avais jamais entendu parler avant d’aller à La Nouvelle-Orléans. Deux membres du Talamasca ont été tués en voulant libérer ce Taltos, Lasher, de l’homme qui a fini par le tuer. Mais je ne peux pas raconter cette histoire.
— Pourquoi ? Je veux savoir qui l’a tué.
— Je vous le dirai quand je vous connaîtrai mieux, quand vous m’aurez raconté votre part de récit.
— Que puis-je raconter ? Je suis Ashlar. Je suis un Taltos. Je n’ai pas vu un seul membre de mon espèce depuis des siècles. Oh, il y en a eu d’autres. J’ai entendu parler d’eux, je les ai cherchés et, une fois ou deux, je les ai presque trouvés. Je dis bien « presque ».
— D’après ce que vous dites, vous devez être bien vieux.
— Comment savoir ? Je suis probablement vieux. J’ai quelques cheveux blancs, comme vous pouvez le constater. Mais j’ignore mon âge, ce que sera mon déclin et combien de temps cela prendra en années « humaines ». Quand je vivais heureux parmi les miens, j’étais trop jeune pour comprendre ce qui m’attendait au cours de ce long voyage solitaire. Et Dieu ne m’a pas doté d’une mémoire surnaturelle. Tout comme un homme ordinaire, certains de mes souvenirs sont très clairs et d’autres se sont effacés.
— Le Talamasca est au courant de votre existence ? Il faut absolument me le dire. J’étais autrefois totalement dévoué au Talamasca.
— Dites-moi pourquoi cela a changé.
— Comme je vous l’ai dit, Aaron Lightner est parti pour La Nouvelle-Orléans. C’est un expert en matière de sorcières et nous étudions les sorcières.
— On avait compris, dit le nain. Continue.
— Samuel, un peu de tact, s’il te plaît.
— Ne fais pas l’imbécile, Ash, ce gitan est en train de tomber amoureux de toi !
Le Taltos en fut choqué et indigné. La colère commença à monter en lui, mais il secoua la tête, croisa les bras et se calma. Il maîtrisait parfaitement ses émotions.
Quant à Yuri, il était à nouveau sidéré. Décidément, son nouveau monde ne semblait fait que de chocs et de révélations.
Il détourna les yeux, vexé. Il n’avait pas le temps de s’étendre sur sa vie, de raconter comment Aaron Lightner était devenu son pygmalion et le pouvoir qu’exerçaient sur lui les hommes à forte personnalité.
Le Taltos regardait froidement le petit homme.
Yuri poursuivit le résumé de sa vie.
— Aaron Lightner a aidé les sorcières Mayfair dans leur lutte incessante contre l’esprit Lasher. Il ignorait d’où venait cet esprit et qui il était en réalité. Il savait seulement qu’une sorcière l’avait invoqué par erreur à Donnelaith, en 1665.
« Après que la créature fut devenue humaine et eut causé la mort d’un grand nombre de sorcières, Aaron Lightner l’a rencontrée. Il a appris de sa propre bouche qu’il était le Taltos, qu’il avait déjà vécu dans un corps, à l’époque du roi Henri, et qu’il était mort à Donnelaith, dans la lande qu’il a hantée par la suite jusqu’à ce que la sorcière l’invoque.
« À ma connaissance, cela ne figure dans aucun dossier du Talamasca. A peine trois semaines se sont écoulées depuis la mort de la créature. Mais il se peut que cela soit rapporté dans un dossier secret. Dès que le Talamasca a su que Lasher s’était réincarné, ou quel que soit le terme que l’on puisse employer, il a tenté de s’en emparer pour servir son propre dessein. Il aurait froidement éliminé plusieurs personnes pour y parvenir. En tout cas, ces gens n’étaient pas de mèche avec Aaron, qui se sentait même trahi par eux. C’est pourquoi je vous demande une nouvelle fois s’ils sont au courant de votre existence. »
— Oui et non, dit le géant. Vous n’êtes pas en train de me mentir ?
— Ash, arrête de dire des trucs bizarres, dit le nain, qui s’était assis en arrière, ses courtes jambes dépassant du siège, bien à l’horizontale.
Ses doigts étaient accrochés au revers de sa veste et le col de sa chemise était ouvert. Une lueur éclaira ses yeux.
— C’était une simple remarque, Samuel. Un peu de patience. Toi aussi, arrête de dire des trucs bizarres.
Il adressa un regard légèrement ennuyé à Yuri.
— Je vais répondre à votre question, Yuri. Le Talamasca d’aujourd’hui n’a probablement jamais entendu parler de moi. Il faudrait être un génie pour dénicher quoi que ce soit sur nous dans ses archives. Je n’ai jamais bien compris l’intérêt de ce que l’on y trouve. J’en ai lu quelques manuscrits une fois, il y a des siècles, et cela m’a bien fait rire. Mais, à l’époque, tout langage écrit me paraissait naïf et touchant. Cela m’arrive encore.
Pour Yuri, ce détail était fascinant. Le nain avait raison. Il était en train de tomber sous le charme de cet être.
— Quel type de langage ne vous fait pas rire ? demanda Yuri.
— L’argot moderne. Le réalisme dans la fiction et le journalisme, qui est rempli d’expressions familières. C’est souvent totalement exempt de naïveté. Cette forme de langage a perdu tout formalisme et se cantonne à une extrême réduction. La façon dont les gens écrivent aujourd’hui est une sorte de sifflement par rapport aux chansons qu’ils écrivaient autrefois.
Yuri se mit à rire.
— Je crois que vous avez raison, dit-il. Mais cela ne s’applique pas aux dossiers du Talamasca.
— Non. Comme je vous le disais, ils sont mélodieux et amusants.
— Mais il y a document et document. Vous pensez donc qu’ils ne sont pas au courant de votre existence ?
— J’en suis fermement persuadé. Et votre récit renforce ma conviction. Mais poursuivez. Qu’est-il arrivé au Taltos ?
— Ils ont essayé de l’emmener mais il est mort pendant leur tentative. Ceux qui ont tué le Taltos ont également tué les hommes du Talamasca. Mais, avant de mourir, ils ont révélé qu’ils avaient une femelle Taltos en leur possession et qu’ils essayaient de réunir le mâle et la femelle depuis des siècles. Et ils ont avoué que c’était le but secret de l’ordre. Leur objectif clandestin et occulte, dirai-je. Cela a complètement démoralisé Aaron Lightner.
— Je comprends pourquoi.
Yuri poursuivit :
— Le Taltos, Lasher, n’a pas semblé surpris. On aurait dit qu’il s’en doutait. Dans sa précédente incarnation, le Talamasca avait essayé de l’emmener loin de Donnelaith, peut-être pour l’accoupler avec la femelle. Mais il ne leur faisait pas confiance et il a refusé de les accompagner. Il était prêtre, à l’époque. Il passait pour un saint.
— Saint Ashlar, dit le nain. Saint Ashlar, celui qui revient toujours.
Le grand homme baissa légèrement la tête. Il balaya le tapis du regard comme s’il était en train de déchiffrer ses motifs orientaux. Il regarda Yuri sans relever la tête, de sorte que ses sourcils sombres projetaient une ombre sur ses yeux.
— Saint Ashlar, répéta-t-il d’une voix triste.
— Êtes-vous cet homme ?
— Je ne suis pas un saint, Yuri. Me permettez-vous de vous appeler par votre prénom ? Ne parlons pas de saints, je vous en prie…
— Appelez-moi Yuri. Puis-je vous appeler Ash ? Ce que je vous demande, c’est si vous êtes cet homme. Celui que l’on disait être un saint. C’est une histoire qui remonte à des siècles et nous sommes tranquillement assis dans ce salon pendant que le serveur frappe à la porte. Il faut me le dire. Je ne pourrai pas me protéger contre mes propres frères du Talamasca si vous ne m’aidez pas à comprendre ce qu’il se passe.
Samuel glissa de son siège et se dirigea vers la porte.
— Passe dans la chambre, Yuri.
Yuri se leva. Il eut très mal à l’épaule pendant un moment, mais il entra dans la chambre et ferma la porte. Il se retrouva dans une pièce peu éclairée dont les rideaux filtraient la lumière du matin. Il décrocha le téléphone, enfonça le bouton d’appel direct, composa l’indicatif des États-Unis, puis hésita.
Il se sentait incapable de mentir pour rassurer Mona. Il était impatient de parler à Aaron et de lui raconter tout ce qu’il savait.
Tout au long du trajet pour revenir d’Écosse, il avait plusieurs fois ressenti le même dilemme devant une cabine téléphonique, jusqu’au moment où le nain lui avait demandé de remonter dans la voiture.
Que dire à son tendre amour ? Et que dire à Aaron pendant le peu de temps où il aurait l’occasion de lui parler ?
En hâte, il composa l’indicatif de La Nouvelle-Orléans et le numéro des Mayfair, à Amelia Street. Il attendit en se demandant si ce n’était pas le milieu de la nuit en Amérique, et s’aperçut avec horreur que c’était le cas.
En dépit des circonstances, ce n’était pas très délicat de sa part. Quelqu’un répondit. Une voix qu’il connaissait mais qu’il n’arrivait pas à identifier.
— J’appelle d’Angleterre. Je suis désolé d’appeler à une heure pareille, mais j’essaie de joindre Mona Mayfair, dit-il. J’espère que je n’ai pas réveillé toute la maison.
— Yuri ? interrogea la femme.
— Oui, répondit-il, à peine surpris que la femme ait reconnu sa voix.
— Yuri, Aaron Lightner est mort, annonça la femme. Je suis Célia, une cousine de Béatrice. Et de Mona. Aaron a été tué.
Il s’écoula un long moment pendant lequel Yuri ne put ni parler ni réfléchir. Son corps entier fut pris d’une peur indicible. Il ne reverrait plus jamais Aaron, ils ne discuteraient plus ensemble. Aaron était parti pour toujours.
Il était incapable de remuer les lèvres pour dire quelque chose.
— Je suis désolée, Yuri. Nous étions inquiets pour vous. Mona se fait beaucoup de souci. Où êtes-vous ? Pouvez-vous appeler Michael Curry ? Je vous donne le numéro.
— Je vais bien, réussit-il à murmurer. Et j’ai le numéro.
— Mona est là-bas, Yuri. Dans l’autre maison. Dites-leur où vous êtes, si vous allez bien et comment ils peuvent vous joindre.
— Mais, pour Aaron…, dit-il misérablement, incapable d’aller plus loin.
Sa voix lui paraissait faible en comparaison de la vague d’émotions terribles qui s’était abattue sur lui, menaçant son équilibre et ses facultés.
— Il s’est fait renverser par une voiture. Il venait de l’hôtel Pontchartrain, où il avait laissé Béatrice qui y installait Mary Jane Mayfair. Béatrice s’apprêtait à entrer dans l’hôtel lorsqu’elle a entendu le bruit. Mary Jane et elle ont tout vu. La voiture a renversé Aaron et est repassée plusieurs fois sur son corps.
— Alors, c’est un meurtre ?
— Absolument. Ils ont attrapé le chauffard. C’est un pauvre type. Il a été payé cinq mille dollars en liquide, mais il ne connaît pas l’identité de celui qui l’a engagé. Il essayait de faire son coup depuis une semaine et il avait déjà dépensé la moitié de la somme.
Yuri avait envie de raccrocher. Poursuivre cette conversation était au-dessus de ses forces. Il se passa la langue sur la lèvre supérieure et se força à parler.
— Célia, soyez gentille de communiquer ce message pour moi à Mona et à Michael : je suis en Angleterre et en bonne santé. Je les rappellerai bientôt. Je suis très prudent. Et… transmettez toute ma sympathie à Béatrice.
— Je le leur dirai.
Il raccrocha. Avait-il ajouté quelque chose ? Il ne s’en souvenait même pas. Il demeura silencieux. Les couleurs pastel de la chambre étaient apaisantes. Le reflet de la lumière dans le miroir était doux et magnifique. Toutes les odeurs de la pièce étaient agréables.
Aliénation. Absence de confiance dans les autres. Bonheur perdu. Aaron éliminé, non pas du passé, mais du présent et de l’avenir.
Combien de temps était-il resté immobile ? Il lui sembla qu’il était planté depuis une éternité près de la table de chevet. Il savait qu’Ash, le grand, était entré dans la pièce. Mais il ne faisait aucun geste pour arracher Yuri du téléphone. La voix sympathique de cet homme atteignit enfin Yuri.
— Pourquoi pleurez-vous. Yuri ?
Sa voix avait la pureté de celle d’un enfant.
— Aaron Lightner est mort, répondit-il. Je ne l’avais pas prévenu qu’on avait essayé de me tuer. J’aurais dû le faire. J’aurais dû l’avertir…
La voix corrosive de Samuel lui parvint de la porte.
— Il savait, Yuri. Tu m’as dit qu’il t’avait conjuré de ne pas revenir ici et qu’ils s’en prendraient à lui à la première occasion.
— Oui, mais…
— Ne vous sentez pas coupable, mon jeune ami, dit Ash.
Yuri sentit les énormes mains se refermer gentiment sur ses épaules.
— Aaron… Aaron était comme mon père, dit Yuri d’une voix monotone. Il était mon frère. Et mon ami.
Tout au fond de lui, la peur atroce de la mort vint se mêler au chagrin et au remords. Il lui semblait impossible que cet homme ait disparu à jamais. Mais, tôt ou tard, cette vérité finirait par s’imposer.
Yuri avait la même sensation que lorsque, petit garçon, dans un village de Yougoslavie, il se tenait auprès du corps de sa mère. Il n’avait jamais ressenti une souffrance identique depuis ce jour-là. C’était insupportable. Il serra les dents pour ne pas pleurer.
— Le Talamasca l’a tué, dit Yuri. Qui d’autre ? Lasher, le Taltos, est mort. Ce ne peut être lui. Le Talamasca est responsable de tous les meurtres. Lasher tuait des femmes mais pas des hommes.
— Est-ce Aaron qui a tué le Taltos ? demanda Ash. C’était lui le père ?
— Non, mais il aimait une des femmes Mayfair. Sa vie est aussi détruite, aujourd’hui.
Il avait envie de s’enfermer dans la salle de bains. Pour quoi faire ? Juste s’asseoir sur le sol de marbre, remonter ses genoux sous son menton et pleurer.
Mais les deux hommes l’entraînèrent doucement vers le salon, le firent asseoir sur le canapé, le plus grand faisant attention à ne pas toucher son épaule douloureuse. Le petit se précipita pour préparer du thé chaud et rapporta des biscuits sur une assiette. C’était frugal, mais tentant.
Le pouls de Yuri s’était accéléré. La chaleur du feu était trop forte. Il transpirait. Il ôta son pull-over, oubliant sa blessure. La douleur fut foudroyante. Il avait aussi oublié qu’il n’avait rien sous son pull-over et se retrouva torse nu, son vêtement dans la main.
Il entendit un bruit. Le nain était allé lui chercher une chemise blanche enveloppée dans son emballage de teinturerie. Yuri la prit, la sortit de l’emballage, la déboutonna et l’enfila. Elle était dix fois trop grande pour lui. Ce devait être une chemise d’Ash. Il remonta les manches et la boutonna, content d’être à nouveau vêtu. Il se sentait à l’aise, comme dans une veste de pyjama. Son pull-over était sur le tapis, couvert de brins d’herbe, de brindilles et de bouc.
— Et moi qui avais cru bien faire en lui cachant que j’étais blessé. Je ne voulais pas l’inquiéter. Je voulais attendre ma guérison complète avant de le contacter puis lui dire que tout allait bien.
— Pourquoi le Talamasca aurait-il tué Aaron Lightner ? demanda Ash.
Il s’était rassis et, droit comme un I, tenait ses mains serrées entre ses genoux.
Yuri avait l’impression de se réveiller après une syncope et de redécouvrir ce qui l’entourait. Il remarqua le bracelet noir de la montre d’Ash et la montre en or à affichage numérique. Il aperçut le bossu aux cheveux roux près de la fenêtre, qu’il avait entrebâillée à cause de la chaleur. Il sentait un courant d’air glacial s’insinuer dans la pièce.
— Pourquoi, Yuri ? répéta Ash.
— Je n’en sais rien. J’espérais que nous nous trompions. Que le Talamasca n’avait pas joué un rôle si important dans cette affaire, qu’il n’avait pas tué tant d’innocents. Que ce n’était pas vrai qu’il détenait la femelle Taltos. Je ne peux me résoudre à croire qu’il ait eu un objectif aussi futile. Sans vouloir vous offenser…
— Ne craignez rien.
— J’ai toujours cru que ses intentions étaient pures. Que c’était un ordre d’érudits qui se contentaient d’étudier et d’archiver leurs observations sans jamais intervenir. Des sortes d’observateurs du surnaturel. J’ai été complètement aveugle. Ils ont tué Aaron parce qu’il avait tout compris. Et c’est aussi pourquoi ils doivent me tuer. Ils ne veulent pas que quelqu’un se mette en travers de leur chemin. Ils font certainement surveiller la maison mère pour m’empêcher à tout prix d’y entrer. Les lignes téléphoniques doivent être surveillées et ils intercepteraient tout fax que je pourrais envoyer. Ils maintiendront toutes ces mesures de sécurité jusqu’à ce que je sois mort.
« Qui risquera de les démasquer, alors ? Qui pourra révéler ce terrible secret aux frères et aux sœurs du Talamasca, leur annoncer que l’ordre est mauvais, que toutes les vieilles maximes de l’Église catholique sont finalement vraies : ce qui est surnaturel et ne vient pas de Dieu est mauvais. Trouver le Taltos mâle ! L’accoupler à la femelle ! »
Il leva les yeux. Ash avait l’air triste. Samuel, appuyé contre la fenêtre refermée, avait lui aussi l’air accablé.
Il poursuivit :
— Ash, vous évaluez le temps en siècles, nous en années. Le Talamasca peut très bien détenir la femelle depuis des siècles et, dans ce cas, l’accouplement pourrait avoir été son objectif depuis sa création. Il s’agirait alors d’une toile tissée en secret depuis le début, dont les membres d’aujourd’hui ignoreraient tout ! À leur insu, les Aînés leur feraient rechercher une seule créature, un Taltos mâle capable de se reproduire si rapidement et si parfaitement que son espèce prendrait bientôt le contrôle du monde. Et peut-être même que… ?
Il s’interrompit. Cette pensée ne l’avait encore jamais effleuré. Bien sûr. Peut-être s’était-il déjà lui-même trouvé dans la même pièce qu’un être qui n’était pas humain ? C’était le cas en ce moment même. Qui pouvait dire combien de ces créatures vivaient dans notre monde, se faisant passer pour des humains tout en poursuivant leurs objectifs cachés ? Taltos.
Les deux hommes étaient étrangement calmes. Avaient-ils décide, sans se concerter, de le laisser vider son sac ?
— Vous savez ce que j’aimerais faire ? leur demanda Yuri.
— Quoi donc ? répondit Ash.
— Aller à la maison mère d’Amsterdam et tuer les Aînés. Le problème, c’est que je ne les trouverai pas. Je ne crois pas qu’ils y soient et je me demande même s’ils existent. Samuel, j’aimerais prendre la voiture. Il faut que j’aille voir mes frères et mes sœurs de la maison mère de Londres.
— Non, dit Samuel. Ils te tueraient.
— Mais ils ne peuvent pas tous être dans le coup. C’est mon dernier espoir. Je crois que nous avons tous été trompés par quelques-uns. Je dois aller là-bas et les forcer à m’écouter. Il faut que je les avertisse. N’oubliez pas qu’Aaron est mort !
Il s’arrêta. Ses deux étranges amis étaient inquiets pour lui. Le nain avait croisé ses bras grotesques, trop courts pour sa large poitrine. Le froncement de ses sourcils plissait encore davantage son front. Ash l’observait sans bouger.
— Et puis, qu’est-ce que ça peut vous faire ? explosa Yuri. Vous m’avez sauvé la vie mais personne ne vous avait demandé de le faire. Qu’est-ce que je suis pour vous ?
Samuel émit une sorte de grognement qui n’avait rien d’une réponse. Ash prit la parole, d’une voix douce.
— Nous sommes peut-être aussi des gitans, Yuri ?
Yuri ne dit rien. Il ne croyait plus en rien. Sa seule certitude était la mort d’Aaron. Il revit Mona, sa petite sorcière aux cheveux roux. Il revit ses yeux. Il aurait tellement aimé qu’elle soit là.
— Rien, je n’ai plus rien, murmura-t-il.
— Yuri, écoutez-moi bien, intervint Ash. Le Talamasca n’a pas été fondé pour rechercher le Taltos. Vous pouvez me croire sur parole. Je ne connais rien des Aînés d’aujourd’hui, mais je les ai connus autrefois. Et non, Yuri, ils n’étaient pas des Taltos à l’époque et je ne pense pas que ceux d’aujourd’hui le soient. Une femelle Taltos est aussi têtue et puérile qu’un mâle. S’il y en avait eu une parmi eux, elle se serait immédiatement précipitée vers ce Lasher. Elle n’aurait pas pu s’en empêcher. Pourquoi envoyer des mortels pour capturer une telle proie ? Je sais qu’à vos yeux je n’ai rien de particulier, mais vous seriez surpris par tout ce que j’aurais à vous raconter. Rassurez-vous. Vos frères et vos sœurs ne sont pas les dupes de l’ordre. Mais vous ne vous trompez pas complètement. Ce ne sont pas les Aînés qui ont tenté de s’emparer de Lasher mais, probablement, un groupuscule au sein de l’ordre qui a découvert les secrets de cette race ancienne.
Ash s’arrêta. La musique de ses paroles laissa la place au silence. Il regardait toujours Yuri avec patience.
— Vous devez avoir raison, dit Yuri. Le contraire serait insupportable.
— Nous avons les moyens de découvrir la vérité, reprit Ash. Tous les trois. Je vous ai trouvé sympathique dès notre rencontre et j’ai envie de vous aider, mais, pour être franc, j’ai une autre raison pour le faire. Je me rappelle le temps où le Talamasca n’existait pas. Il y avait un seul homme, à l’époque. Il avait une bibliothèque pas plus grande que cette pièce. Ensuite, ils ont été deux, puis trois, puis cinq, puis dix. Je connaissais et j’aimais les hommes qui ont fondé l’ordre. Ma propre histoire et tous ses secrets sont quelque part dans leurs archives, qui ont été traduites en langage moderne et stockées dans des ordinateurs.
— Ce qu’il veut dire, interrompit Samuel, c’est que nous ne voulons pas que le Talamasca soit subverti. Nous ne voulons pas qu’il dévie de ses objectifs d’origine. Il en sait bien trop sur nous, et sur bien d’autres choses, du reste. En ce qui me concerne, ce n’est pas une question de loyauté mais de tranquillité.
— Pour moi, c’est une question de loyauté, dit Ash. De loyauté, d’amour et de gratitude.
— Je comprends, dit Yuri.
Il se sentait très fatigué. Après tant d’émotions, le salut était dans le sommeil.
— Si ce groupuscule était au courant de mon existence, poursuivit Ash en baissant la voix, il me rechercherait comme il l’a fait pour ce Lasher.
Yuri se mit à pleurer sans bruit. Ses yeux embués de larmes fixaient la tasse de thé devant lui. Il ne l’avait pas bue. Il prit la serviette de coton, la déplia et s’essuya les yeux. Elle était un peu rêche.
— Je ne me pose pas en ange gardien du Talamasca, continua Ash. Ce n’est pas mon rôle. Mais, à plusieurs reprises dans le passé, il a été menacé. Si je peux l’empêcher, je ne veux pas que l’ordre soit atteint ou détruit.
— Tu sais, Yuri, dit Samuel, il est facile d’imaginer pourquoi une poignée de renégats du Talamasca voulait mettre la main sur ce Lasher. Rends-toi compte du trophée que cela aurait constitué. Ce sont des êtres humains, ni savants ni magiciens ni représentants d’une quelconque religion, ni même des érudits. Ils veulent tout simplement posséder une de ces créatures rares et indescriptibles pour la surveiller, lui parler, l’examiner et la faire reproduire sous leurs yeux vigilants.
— Ils l’auraient peut-être tout simplement dépecée, dit Ash. Ou l’auraient piquée avec des aiguilles pour voir si elle criait…
— Oui, cela se tient, dit Yuri. Un complot. Des renégats ou des marginaux de l’ordre. Je suis fatigué. J’ai envie de dormir. Je me demande pourquoi je vous ai dit toutes ces choses horribles.
— Je sais, moi, dit Samuel. Ton ami est mort et je n’étais pas là pour le sauver.
— L’homme qui a tenté de vous tuer, dit Ash, vous l’avez tué ?
Samuel lui répondit :
— Non, c’est moi qui l’ai tué. Sans vraiment le faire exprès, d’ailleurs. Soit je le faisais tomber de la falaise, soit il tirait une deuxième fois sur Yuri. J’ai agi par réflexe car je ne savais même pas qui était Yuri. Le cadavre est dans la vallée. Tu veux le trouver ? Heureusement que les Petites Gens l’ont laissé où il était tombé.
— Ah bon ?
Yuri ne disait rien. Il aurait dû retrouver le cadavre, l’examiner et récupérer ses papiers d’identité. Mais il n’avait pas pu. Il était blessé et le terrain était très accidenté. Le cadavre était abandonné pour toujours dans les environs de Donnelaith et les Petites Gens l’y laisseraient pourrir.
Les Petites Gens.
Une fois tombé, il n’avait pu détacher ses yeux de ces petits hommes réunis sur un carré d’herbe loin en dessous de lui, dansant comme autant de Rumplestiltskin des temps modernes. Les lueurs des torches avaient été sa dernière vision avant qu’il ne perde conscience.
En rouvrant les yeux, il avait vu Samuel, son sauveur armé, dont le visage lui avait fait penser à un entrelacs de racines d’arbre. Ils ont voulu me tuer, s’était-il dit. Mais je les ai vus. J’aimerais pouvoir le raconter à Aaron. Les Petites Gens. Je les ai vus…
— C’est un groupe extérieur au Talamasca, dit Ash, le ramenant brusquement à la réalité. Cela ne vient pas de l’intérieur.
Taltos, songea Yuri. J’ai vu un Taltos. Je suis dans la même pièce que lui.
Si l’honneur du Talamasca n’avait pas été terni, si la douleur de son épaule ne lui rappelait pas à chaque instant le monde de violence dans lequel il avait basculé, cette rencontre avec un Taltos aurait été fantastique. Ce devait être la rançon à payer, après tout. Aaron l’en avait prévenu. Il ne pourrait plus jamais en reparler avec lui.
Samuel s’adressa au géant avec une certaine causticité :
— Et comment sais-tu que ce n’est pas un groupe à l’intérieur du Talamasca ?
Le nain avait bien changé depuis leur rencontre. Il était alors vêtu d’un pourpoint et d’une culotte. Assis près du feu, on aurait dit un horrible crapaud tandis qu’il comptait ses cartouches et les remettait dans sa cartouchière. Il buvait du whisky et ne cessait d’en proposer une gorgée à Yuri, qui n’avait jamais été aussi ivre de sa vie.
— Rumplestiltskin, avait dit Yuri.
Le petit homme avait répondu :
— Tu peux m’appeler comme ça, si tu veux. J’ai déjà entendu pire. Mais mon vrai nom est Samuel.
— Dans quelle langue chantent-ils ?
— La nôtre. Tais-toi, maintenant. Tu m’empêches de compter.
Maintenant, le petit homme était confortablement installé sur une chaise civilisée, habillé de façon civilisée, et regardait impatiemment le svelte géant, Ash, qui prenait son temps pour répondre.
— Oui, dit Yuri, davantage pour secouer sa torpeur que par curiosité. Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est un groupe de l’extérieur ?
Oublier le froid glacial, l’obscurité, les tambours et la douleur.
— Tout cela est trop maladroit, répondit Ash. Une balle de pistolet, une voiture qui renverse Aaron Lightner. Il y a trente-six mille façons de tuer quelqu’un discrètement. Les érudits ne peuvent l’ignorer. Ils l’ont appris en étudiant les sorcières, les magiciens et autres princes des ténèbres. Non. Ils ne seraient pas allés dans la lande pour traquer un homme comme un gibier. Ce n’est pas possible.
— Ash, aujourd’hui les armes à feu sont courantes dans la vallée, dit Samuel. Si les Petites Gens s’en servent, pourquoi pas les magiciens ?
— Dans la vallée, c’est une question de survie, Samuel, tu le sais bien. Les gens du Talamasca ne sont pas des monstres traqués et espionnés qui doivent vivre à l’écart du monde dans une contrée hostile et qui sèment la terreur dans le cœur de ceux qui les aperçoivent. La menace ne vient pas des Aînés. C’est pire. Elle vient d’un groupuscule qui est tombé sur certaines informations et y a cru. Des registres, des disquettes d’ordinateur. Peu importe. Ils les ont peut-être même achetées…
— Nous devons leur paraître bien puérils à saisir tous nos dossiers et à stocker tous nos vieux secrets dans des banques de données informatiques.
— Qui était le sorcier qui a engendré le Taltos et qui l’a tué ? demanda soudain Ash. Vous m’avez promis de me le dire si je vous donnais quelques informations. J’ai été plus que cordial, il me semble. Qui est ce sorcier ?
— Il s’appelle Michael Curry, répondit Yuri. Et ils vont probablement essayer de le tuer aussi.
— Non, cela ne les arrangerait pas. Au contraire, ils vont tout faire pour que cela se reproduise. La sorcière Rowan…
— Elle ne peut plus avoir d’enfant, interrompit Yuri. Mais il y en a d’autres. Toute une famille. Il y en a une qui est si puissante que…
Yuri avait la tête lourde. Il leva la main droite et l’appuya sur son front, déçu qu’il soit si chaud. Lorsqu’il se penchait en avant, il avait la nausée. Il s’adossa à son siège en essayant de ne pas bouger son épaule et ferma les yeux. Il enfouit une main dans la poche de son pantalon et en sortit son portefeuille qu’il ouvrit.
Il sortit de sa cachette la petite photographie de Mona et admira son joli sourire, ses magnifiques petites dents blanches et son auréole de cheveux roux. Une sorcière enfant, une sorcière bien-aimée, mais une sorcière tout de même.
Il s’essuya les yeux et les lèvres. Sa main tremblait tellement que la photo devenait floue.
Il vit les longs doigts fins d’Ash toucher les bords de la photo. Le Taltos était debout au-dessus de lui, un bras derrière le dos, appuyé sur le dossier du canapé. De l’autre main, il empêchait la photo de bouger et il l’étudiait en silence.
— De la même lignée que la mère ? demanda-t-il doucement.
Soudain, Yuri tira la photo et l’écrasa contre sa poitrine. Il piqua du nez, à nouveau pris de nausée, paralysé par la douleur dans son épaule.
Ash recula poliment et s’approcha de la cheminée. Le feu avait baissé en intensité. Ash posa les mains sur le manteau de la cheminée. Il se tenait très droit, dans une posture presque militaire, ses cheveux noirs bouclant sur son col de chemise et masquant complètement sa nuque.
— Ils vont essayer de s’en emparer, dit Ash, le dos tourné. Soit elle, soit une autre sorcière de la famille.
— Oui, acquiesça Yuri.
Il était hébété, fou d’angoisse. Comment avait-il pu penser qu’il ne l’aimait pas ? Comment avait-il pu se séparer d’elle ?
— Ils vont essayer, reprit-il. Mon Dieu ! Nous les avons aidés sans nous en rendre compte. Les ordinateurs ! Les dossiers ! Voilà l’explication !
Il se leva. Son épaule le faisait souffrir mais il n’y faisait pas attention. Il tenait toujours la photo au creux de sa main et la pressa contre sa chemise.
— Comment cela, aidés ? interrogea Ash en se retournant.
La lueur du feu éclairait ses yeux de telle façon qu’ils semblaient aussi verts que ceux de Mona.
— Les tests génétiques ! Toute la famille passe des tests pour qu’on ne laisse plus se marier un sorcier et une sorcière pouvant engendrer un Taltos. Vous comprenez ? On a établi des dossiers génétiques, généalogiques et médicaux. Ils indiquent qui est une puissante sorcière et qui ne l’est pas. Seigneur ! Ils n’ont plus qu’à choisir. Ils disposent d’un atout que ce Taltos n’a jamais eu et c’est pourquoi il a cherché à s’accoupler avec tant de femmes Mayfair. Il les a tuées. Chacune d’elles est morte sans lui donner ce qu’il voulait : une fille. Mais…
— Puis-je revoir la photo de la jeune sorcière rousse, s’il vous plaît ? demanda Ash avec timidité.
— Non, répondit Yuri. Vous ne pouvez pas.
Le sang avait envahi son visage. Il sentait de l’humidité au niveau de son épaule. La blessure s’était rouverte. Et il avait de la fièvre.
— Vous ne pouvez pas, répéta-t-il en fixant Ash des yeux.
Ash ne dit rien.
— Ne me demandez pas cela, je vous en prie. J’ai besoin de votre aide, je sais, mais ne me demandez pas de voir à nouveau son visage. Pas maintenant.
Ash hocha la tête.
— Très bien, dit-il. Je ne vous le demanderai plus. Mais il est très dangereux d’aimer une sorcière aussi puissante. Vous le savez, n’est-ce pas ?
Yuri ne répondit rien. Les pensées les plus sombres lui vinrent à l’esprit. Aaron était mort, Mona était en danger et presque tous les gens qu’il avait aimés ou appréciés lui avaient été enlevés d’une façon ou d’une autre. Il ne lui restait plus qu’un infime espoir de bonheur. Il se sentait trop faible et trop fatigué pour réfléchir davantage et ne pensait plus qu’à se coucher dans le lit de la chambre voisine, le premier qu’il ait vu depuis qu’il avait été touché par la balle. Plus jamais il ne montrerait la photo de Mona à cette créature qui le regardait avec douceur et patience. Et il se sentait au bord de la syncope.
— Viens, Yuri, dit Samuel avec une gentillesse un peu bourrue. Il faut que tu dormes. Quand tu te réveilleras, nous serons là avec un bon repas chaud pour toi.
Le gitan se laissa entraîner vers la porte mais son instinct lui disait de résister à ce nain aussi fort qu’un homme de taille normale. Il regarda par-dessus son épaule vers le géant près de la cheminée.
Il entra dans la chambre et s’affala sur le lit sans demander son reste. Le petit homme lui enleva ses chaussures.
— Je suis désolé, dit Yuri.
— Ne t’en fais pas, répondit Samuel. Tu veux une couverture ?
— Non, il fait chaud ici. Et je me sens en sécurité.
Il entendit la porte se refermer mais n’ouvrit pas les yeux. Il sombrait déjà dans le sommeil mais, dans un sursaut de conscience qui le réveilla soudain, il vit Mona assise sur le bord du lit, lui demandant de venir. La toison entre ses jambes était rousse, mais plus sombre que ses cheveux.
Il ouvrit les yeux. Pendant quelques instants, il ne vit que l’obscurité, une absence totale de lumière, puis il s’aperçut qu’Ash était près de lui et l’observait. Yuri ne fit pas un geste et fixa des yeux le long manteau d’Ash.
— Je ne vous prendrai pas la photo pendant votre sommeil, murmura Ash. Ne vous inquiétez pas. Je suis venu vous dire que je pars dans le Nord ce soir. Je vais dans la vallée. Je reviens demain et j’aimerais que vous soyez là à mon retour.
— Ce n’est pas très malin de ma part de vous avoir montré la photo, n’est-ce pas ? J’ai été stupide.
Soudain, juste sous son nez, il vit les doigts blancs de la main droite d’Ash. Il se tourna lentement et, horrifié, se retrouva nez à nez avec le visage de l’homme penché sur lui.
— Je crois que je deviens fou, dit Yuri.
— Non, ne croyez pas cela. Mais, à partir de maintenant, redoublez de prudence. Dormez. Vous n’avez rien à craindre de moi. Restez avec Samuel jusqu’à mon retour.